En arrivant dans la grande chambre qui jouxtait la sienne, Eden comprit ce qu'Emma avait voulu dire en parlant de ne pas laisser penser à Dylan qu'il était « taillable et corvéable à merci » : la pièce, qui n'était plus occupée depuis une bonne dizaine d'années, avait servi de remise pour tout ce qu'on n'avait pas eu le courage de monter au grenier. Et à en juger par l'entassement de meubles et de cartons qui parfois montait quasiment jusqu'au plafond, il devait y avoir eu à La Hêtraie une véritable épidémie de flémingite aiguë.
– On aura aussi vite fait de faire un trou dans le plafond pour tout monter.
Il n'avait pas vu Dylan, qui était assis sur une vieille commode dont le plateau avait disparu. En fait, pour être plus précis, Dylan était assis dans le tiroir du haut de la commode, caché par un portemanteau qui croulait sous les vieilles vestes, les parapluies, et toutes sortes de sacs et de sacoches. Le louveteau avait l'air dépité.
Eden vint s'asseoir à côté de lui, et sourit à la tête de Seth et Emma s'ils apprenaient qu'il avait partagé un tiroir avec Dylan...
– Tu savais que c'était rempli à ce point-là ? demanda-t-il.
– Dans mon souvenir, il y avait quand même un peu moins de choses. Enfin, je savais qu'il y avait du taf, mais à ce point...
– Pourquoi est-ce que tu ne me l'as pas dit ? Quand je t'ai proposé qu'on s'installe ici ? Tu n'allais quand même pas te taper tout ce boulot-là tout seul ?
– Ben en fait, si. Parce que la moitié des trucs qui traînent ici, on m'avait demandé de les monter au grenier. Mais je les ai mis ici, en me disant que je les monterais plus tard. Maintenant, on va perdre un temps fou avec ça...
– Étant donné que l'escalier du grenier commence pile là où finit le grand escalier, tu ne penses pas que tu aurais perdu moins de temps et d'énergie à les monter directement au deuxième étage ?
Dylan leva vers lui un regard vide :
– C'est tout moi, ça. Dès qu'il y a une connerie à faire...
Bon, il était temps de redonner le sourire au gamin.
– Dylan, ce n'est pas une connerie. Crois-moi, il y a beaucoup plus grave dans la vie que de stocker des vieilleries dans une chambre inoccupée.
– Ben oui, mais du coup tu dois être déçu...
– Déçu par quoi ?
Toujours le même regard vide.
– On se connaît depuis moins de vingt-quatre heures, et j'ai déjà trouvé le moyen de te blesser et de te prouver qu'on ne peut pas compter sur moi. En fait, je ne vais pas t'aider, je vais juste être un boulet pour toi.
Si on continue dans cette direction-là, dans moins de trois minutes il va se mettre à pleurer. Et moi, je vais me faire engueuler par les parents.
– Bon, Dylan... Comment te dire... ?
– Dis juste que je t'ai déçu. Je ne suis bon qu'à ça, de toute manière...
– Arrête tout de suite de jouer les victimes : tu ne m'as pas du tout déçu, bien au contraire.
Encore et toujours le même regard. Eden prit conscience qu'avec Dylan, les choses risquaient d'être bien plus compliquées qu'il se l'imaginait. Sous ses dehors de gentille petite pile électrique, il devait cacher des blessures qui ne guérissaient pas. Eden ne savait que trop à quel point il pouvait être difficile d'enfiler son sourire le matin avant de sortir, comme on enfile un joli pull, et de garder pour soi ses idées noires.
Il ne laisserait pas Dylan traverser ce que lui avait eu à traverser. En tout cas, pas sans lui tendre la main pour essayer de le tirer de là.
– Dylan, mon grand, on va reprendre dans l'ordre, tu veux bien ?
– D'accord...
– Notre première rencontre a été... Disons que je ne l'oublierai pas de sitôt.
– Je suis vraiment désolé. Mais c'est pas ma faute : je suis toujours comme ça ! Je me précipite, je ne fais pas attention, je...
– Stop ! Arrête. Tu as beau avoir dix-huit ans, tu es encore un ado. Ou au mieux, tu es tout juste un début d'adulte. Personne ne te demande d'être parfait ! Dis, comment crois-tu que j'étais, moi, à ton âge ?
– À mon âge, toi, tu étais déjà un loup depuis longtemps ! T'avais déjà roulé ta bosse ! Et je sais que tu n'as pas fait autant de conneries que moi.
Eden eut l'impression qu'on venait de le gifler. Oui, Dylan avait raison : à son âge, il était déjà un loup. Mais contrairement à ce que semblait penser son compagnon de tiroir, personne ne lui avait laissé le choix. Il s'apprêtait à remettre le louveteau brutalement à sa place, mais il se ravisa et opta pour une autre tactique.
– Dylan, je crois qu'il faut que tu saches deux ou trois choses sur moi... et sur mon histoire. Je suis à peu près certain que tu ne sais pas tout, parce que ce qu'il s'est passé ce jour-là, c'est un sujet plutôt sensible. Pour tout le monde. Alors je vais te raconter ce que personne ne t'a jamais raconté.
Une lueur s'alluma aussitôt dans le regard du jeune homme.
– Dylan, je n'ai pas choisi de devenir un loup. Je suis devenu un loup parce que si Seth ne m'avait pas fait muter, je serais mort à treize ans. Je suis devenu un loup parce qu'il n'y avait aucune autre solution pour me sauver la vie. Et tu peux me croire, muter aussi jeune n'a pas été une partie de plaisir.
– Je ne savais pas...
– Je te l'ai dit : à La Hêtraie, c'est un sujet tabou. Pour faire court, le jour où je suis arrivé ici, je me suis fait attaquer par un loup, près de la vieille remise au fond du jardin.
Dylan, captivé par l'histoire, lui lança un regard interrogateur.
– La remise n'existe plus. Seth l'a démolie lui-même, de la toiture jusqu'aux fondations, pour que je ne revive pas ce moment pénible à chaque fois que je la verrais. Elle était là où se trouve maintenant la balançoire. Donc, il a fallu que je me vide de mon sang pendant trois jours pour qu'Emme finisse par obliger Seth à me transformer.
– Emma ? Obliger Seth ?
Eden sourit :
– Quand il s'agit de la harde, c'est Seth le big boss. Mais à la maison, c'est Emma qui gère. Je pensais que tu t'en serais rendu compte, depuis le temps que tu habites ici ?
– En fait, je crois que je passe plus de temps à les énerver qu'à les observer...
– Tu les énerves parce que tu ne tiens pas en place, oui. Mais ils t'adorent, et je me demande s'ils ne s'ennuieraient pas un peu si tu quittais la maison. En tout cas, si tu veux devenir profiler, il va falloir que tu apprennes à faire attention à ce qu'il se passe autour de toi, à la façon dont les gens agissent et réagissent. Parce que le diable est dans les détails, et la clef d'une enquête également.
– Et donc, elle a obligé Seth à faire de toi un loup ?
Décidément, il ne perdait pas le nord, le louveteau !