13. Un nouveau venu

73 15 7
                                    

Comme souvent lorsqu'il s'agissait de choses importantes la discussion, paradoxalement, n'avait pas duré très longtemps. En règle générale, au sein de cette famille pas tout à fait comme les autres, on ne s'asseyait autour de la table qu'une fois les décisions prises. C'était sans doute un peu étrange, mais Eden n'avait jamais connu d'autre manière de faire : comme dans l'univers feutré de la diplomatie, l'essentiel se passait toujours en coulisses. Les réunions de famille qui venaient clore ces échanges informels n'étaient que l'occasion de se féliciter du chemin parcouru et du travail accompli.

Le mariage – à l'église, cette fois, Papy Louis allait être content ! – et l'adoption de Dylan n'avaient pas fait exception à la règle : depuis plusieurs mois, Emma avait su préparer le terrain pour arranger les choses entre les deux amours de sa vie et les pousser à la réconciliation, tout en préparant sa famille ainsi réunie à accueillir un nouveau membre. Aujourd'hui, même s'il ne le savait pas encore, Dylan allait faire son entrée au sein du clan Girard-Blanquaert.

Cette simple évidence ramena brutalement Eden quelques mois en arrière.

C'était au printemps, à Donville, un peu avant le confinement. C'était un samedi, et il faisait un temps magnifique. Eden et sa mère en avaient profité pour aller se promener pieds nus sur la plage avant de s'asseoir dans le sable, face à la mer, pour parler de tout et de rien. C'était leur petit rituel à eux, dès qu'Emma venait voir son fils ou qu'ils se retrouvaient à Saint-Pierre ou à Saint-Valery : invariablement, quel que soit le temps, ils se retrouvaient assis sur la plage en train de bavarder. Privilège de lycan : leur santé de fer leur permettait de ne jamais se soucier du temps qu'il faisait. Un loup n'attrapait jamais froid, et ne tombait pour ainsi dire jamais malade.

Ce jour-là, pour la première fois, Emma avait parlé de Dylan non plus comme on parle d'un ado perturbé – le louveteau leur en avait fait voir de toutes les couleurs lors de son arrivée au domaine – mais comme une mère parle de son fils. Il se souvenait, maintenant, de cet étrange sentiment qui l'avait pris à la gorge, ce sentiment que Shakespeare, par la voix de Iago, appelait « le monstre aux yeux verts qui s'amuse de ceux qu'il dévore » : la jalousie. Emma avait-elle eu conscience de ce qu'elle venait de provoquer chez son fils ? Probablement pas : jusqu'à aujourd'hui, Eden lui-même n'en avait pas vraiment eu conscience. Et en dépit de son arrivée fracassante, Dylan avait su tuer le monstre en question avec un simple sourire. À moins que...

À moins qu'Emma ait parfaitement su ce qui allait se passer dans sa tête avant d'évoquer Dylan de cette manière. Et qu'ouvrir son cœur de mère à celui qui serait bientôt son fils aîné, et non plus son fils unique, ne soit que la dernière touche à ces années passées à tenter de rabibocher le père et le fils. Oui, c'était très certainement quelque chose dans ce goût-là.

Bizarrement, cette découverte, loin de le froisser ou de le mettre en colère, l'amusa plutôt : il n'était sans doute pas encore né celui qui empêcherait Emma d'arriver à ses fins.

Bizarrement, cette découverte, loin de le froisser ou de le mettre en colère, l'amusa plutôt : il n'était sans doute pas encore né celui qui empêcherait Emma d'arriver à ses fins

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.

You'll also like

          

Seth et Emma avaient confié à Eden le soin d'aller chercher le louveteau... qui dormait comme un loir devant un épisode d'Esprits criminels qui devait tourner en boucle quand son futur grand frère était entré dans la chambre. Eden sourit : même quand il était censé se détendre, Dylan trouvait le moyen d'apprendre quelque chose, peu importait le moyen. Ce qu'il n'avait pas encore appris, en revanche, c'était à lever le pied. Il allait devoir pallier cette lacune-là rapidement.

Eden dut s'y reprendre à deux fois pour lui faire ouvrir les yeux.

– Allez, la Belle au bois dormant, on ouvre ses yeux et on remet son cerveau en marche ! Et on se dépêche : tu es attendu au salon.

Ce fut un Dylan encore à demi endormi qui lança un regard interrogateur à Eden, avant de marmonner en soupirant :

– Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

Eden lui tendit la main, et l'aida à se lever. En fait, non : Eden le tracta littéralement hors du lit, tout en adoptant un ton un peu plus détendu.

– Tu n'as rien fait du tout, rassure-toi.

– Pas d'engueulade, alors ?

– Pas d'engueulade.

– Parce que d'habitude, quand je suis convoqué...

Eden ne le laissa pas finir sa phrase :

– Attends, deux petites secondes : tu n'es pas convoqué. On voudrait seulement que tu te joignes à nous, parce qu'il y a deux ou trois choses dont nous voudrions pouvoir discuter avec toi.

Eden eut droit à un regard soupçonneux :

– Des choses du genre ?...

– Du genre suffisamment important pour que tu ailles te passer la tête sous l'eau avant de descendre. Je crois qu'il serait préférable que tu aies les idées claires pour notre... conversation.

Le jeune homme s'exécuta de mauvaise grâce, et reparut quelques instants plus tard sur le palier, la mine un peu plus éveillée et les cheveux humides.

– Eden ?

– Oui ?

– Tu sais de quoi on va parler tous les quatre ?

– Oui.

– Ils veulent se débarrasser de moi ?

Eden mit quelques secondes à comprendre ce que voulait dire le louveteau. Devant son silence, Dylan se sentit obligé de préciser sa pensée :

– Maintenant que tu es rentré, ils n'ont plus vraiment besoin de moi...

Eden était consterné. Il comprenait mieux maintenant à quel point le gamin qui se tenait debout devant lui, les yeux rouges, avait souffert de cette tentative d'adoption ratée. Seth et Emma l'avaient compris eux aussi, mais ils étaient sans doute loin d'imaginer à quel point le bouillonnant Dylan pouvait avoir été abîmé par cette histoire. Eden se promit d'en reparler avec lui. Mais ce n'était pas vraiment le bon moment pour cette discussion-là. Il reprit, ironique :

– Dylan ?

– Oui ?

– Je t'adore, vraiment. Mais il y a quand même des moments où tu mérites des baffes.

– Je sais...

Instinctivement, Eden le prit dans ses bras et lui murmura à l'oreille :

– Je te promets que personne ne songe à se débarrasser de toi, et qu'il ne va rien t'arriver de mal. Pas tant que je suis là. Alors maintenant suis-moi et, s'il-te-plaît, évite de faire une tête d'enterrement, sinon je sens que je vais me faire remonter les bretelles.

Les loups ne se mangent pas entre euxWhere stories live. Discover now