Isaac
Douze ans plus tôt
Il y a douze ans, je n'étais qu'un enfant paumé, des cicatrices plein le dos, des cicatrices plein le cœur. Un gosse en colère, vivant avec la rage au ventre.
Et tout autour de moi me paraissait aussi fade et insignifiant que je devais aussi en avoir l'air aux yeux des autres.
Pourtant, un jour, j'ai rencontré une femme. Celle qui a changé ma vie...
— C'est ta mère ?
— Nan.
Je la regarde qui m'observe de loin, les bras croisés de mécontentement sur la poitrine. Elle est adossée à une super caisse. Une sportive, avec des jantes chromées.
Exactement comme les photos des voitures qu'il y avait dans la cellule de détention pour mineur d'où je suis sorti il y a quelques mois.
Kenny, mon pote de galère, arrachait les pages des magazines qui se trouvaient dans la salle d'attente de ce connard de psy qu'on nous forçait à voir toute les semaines.
— Pourquoi elle te mate comme ça alors ? me demande Ashton.
Je hausse les épaules à sa question.
Cette meuf trop chelou, c'est ma nouvelle tutrice.
Nouvelle famille d'accueil. Encore.
— Vas-y, casse-toi de là, sale pédophile ! lui hurle mon pote en lui jetant sa canette de coca qui va rebondir à ses pieds.
Marie-Louise plisse les yeux et reste impassible, les bras croisés, appuyée contre sa bagnole et ne répond pas.
Elle me fixe.
Si elle croit me faire peur comme ça, c'est mort !
Elle ne sait pas à qui elle a affaire...
Hors de question que je reste dans sa putain de baraque à la con, trois fois trop grande, avec sa sourdasse de fille et toutes ces merdes que je ne pourrai jamais acheter !
C'est la deuxième fois que je fugue. Jamais je n'aurais pensé qu'elle puisse me retrouver ici.
Avec Ashton, le seul petit con de l'école privée où elle m'a foutu, ça fait deux jours qu'on se planque sur ce terrain vague, à dormir dans les énormes tuyaux en béton inutilisés par les entreprises de BTP aux alentours.
Il n'y a que de vieux immeubles à perte de vu et pas un chat.
La planque idéale.
Comment elle m'a retrouvé ?
Nous nous défions du regard.
Je l'observe avec fierté, le menton en avant, en tentant de ne pas paraître minable dans mes fringues crados, parce qu'il y avait de la pisse de chien et de la poussière là où j'ai passé la nuit.
Cette bonne femme ne sait rien de rien. Si elle n'appelle pas les flics ou le centre, aucune chance que je bouge de là et que je retourne avec elle à sa petite vie bien rangée.
Ashton tourne sur lui-même, sa cigarette à la bouche, à la recherche d'un autre projectile à lui balancer.
Et moi, mes yeux restent entremêlés aux siens.
Elle me fixe durement. Aussi durement que moi.
Le regard bordé de colère et d'un autre truc que je ne parviens pas à comprendre.
La première fois que j'ai fugué et que je me suis planqué dans le gymnase de l'école pour dormir, elle m'a retrouvé.
Pourtant, contrairement aux autres familles chez qui j'ai vécu, elle n'a pas hurlé quand on est rentrés. Elle n'a pas levé la main, ni le pied d'ailleurs. Elle ne m'a pas cassé les côtes, elle. Je n'ai pas pris de dérouillée.
Non. Elle m'a obligé à prendre un bain. Après, elle a fait du chocolat chaud. Elle n'a pas voulu que je boive du café alors que c'est ce que je préfère. Elle dit que je suis trop jeune. Mais elle a quand même fait du chocolat avec de la crème fouettée par-dessus.
Tout ça, alors que j'avais passé trois jours dehors et qu'elle avait rameuté la ville entière pour mettre me retrouver.
On aurait dit qu'elle avait eu... peur.
Pas cette fois. Cette fois, elle me fixe vraiment trop sévèrement.
Ça veut dire des emmerdes à gogo si elle me chope.
— Casse-toi de là, vieille peau ! hurle encore Ash en lui lançant un caillou qu'il vient de ramasser dans la poussière.
Le projectile atteint de plein fouet le capot de la voiture.
« Madame la bourgeoise » se retourne pour constater les dégâts en fronçant encore plus les sourcils.
Prends ça, salle tarée !
Je cligne des yeux sous le soleil, en tremblant légèrement.
Je cours vite. Mais peut-être pas assez.
Une fine pellicule de sueur commence à me couvrir la peau.
Et si les flics venaient me chercher et qu'elle m'enfermait dans sa baraque de merde ?
C'est tellement grand chez elle que même si je hurlais à m'en arracher la gorge, personne ne pourrait m'entendre.
Venu de je ne sais où, une autre bagnole s'arrête à la hauteur de la sienne.
Un 4X4 noir.
Je me relève de la rampe en béton du skate park sur laquelle on est assis.
Ash a blêmi.
Putain, lui aussi a chaud d'un coup !
Une goutte de transpiration s'écoule de son front. Il l'essuie du revers de sa main avant qu'elle n'atteigne son œil. Ses cheveux trop longs lui collent à la peau.
— Merde...
— Qui c'est ? je demande en prenant mon sac, prêt à fuir à toute jambe.
— Mon père..., souffle-t-il, la voix tremblante.
Je me retourne vivement vers lui et constate la pâleur de son visage.
Il pourrait presque concurrencer un mort !
Quoi ? Son vieux le fait flipper à ce point ?
À sa place, je me serais cassé depuis longtemps.
Depuis deux jours, l'énorme hématome qu'il a sur la joue commence à s'estomper.
Je reporte mon attention sur l'énorme type boudiné dans sa chemise à carreaux rouges et noirs.
Il descend de son 4X4 en pointant son doigt en direction de son fils.
Je connais bien ce genre de mecs.
Il ressemble comme deux gouttes d'eau aux matons du centre de détention qui enculent les plus jeunes qui ne savent pas se défendre. Un gros queutard, avec la bedaine qui ressort et la barbe mal rasée.