Deuzeffe / Ma Reine de guerre

246 30 7
                                    


« Avril 1940. Le bâtiment est en panne, quelque part dans la mer qui baigne les côtes nord de la Scandinavie. La passerelle est plongée dans la pénombre. Quelques voyants luisent faiblement [luire fortement n'est guère possible], éparpillés sur les consoles de commande. Bonte scrute discrètement la silhouette plantée à côté de lui, hiératique, impassible, statue du Commandeur [homophone avec commande], de gris vêtue, de noir bottée, les mains gantées de cuir luisant [répétition], les cheveux à l'avenant, la moustache apathique. Le brassard rouge et noir est [seconde voix passive] à peine visible. Bonte s'interroge encore [pour nous c'est la première fois] sur la présence du Führer à bord. Il ne devrait pas être là, c'est trop dangereux. Depuis quelques jours, ses destroyers et ceux des alliés se mènent la vie dure, sur la route maritime qui amène le fer suédois en Allemagne : est-ce si important pour que le chef suprême soit à bord [répétition], est-ce si indispensable à la suite de cette guerre ? Ça doit l'être assurément. Et pourtant, quel danger [répétition], quel péril ! Si Hitler venait à être fait prisonnier, s'il venait à disparaître ? Non, il [confusion de sujet] ne veut pas y penser, ne peut pas le concevoir : le monde, son [confusion] monde s'arrêterait alors d'exister et que deviendrait-il, lui [confusion], Bonte [nécessité de répéter pour lever la confusion], sans chef [répétition] pour lui montrer la voie ? »

Quand j'ai lu « Le bâtiment est en panne », j'ai tout de suite eu un doute, mon cerveau a commencé à se demander de quel genre de bâtiment il pouvait s'agir, les choses ne sont éclaircies que l'instant d'après quand j'ai compris que c'était un navire. Alors, pourquoi ne pas écrire : « Le navire est en panne » ou « Le bateau est en panne » ou « Le destroyer est en panne » pour donner une image plus militaire et anticiper la suite. C'est une platitude de dire que le choix des mots est important. Cet exemple nous montre comment le bon mot placé au bon endroit peut faire gagner du temps au lecteur, améliorer sa qualité de lecture, sa capacité à se créer une image mentale.

Ce premier paragraphe débute par deux phrases passives, dont la première enchaîne une relative à mon sens inutile. On pourrait écrire tout aussi bien. « Avril 1940. Mer de Norvège. Le navire est en panne. Dans la pénombre de la passerelle, de rares voyants illuminent la console de commande. »

Après cette rapide description, Deuzeffe introduit le personnage de Bonte, avec une belle phrase ample, un peu affaiblie par « discrètement », adverse inutile, car dans la pénombre je vois mal comment ne pas être discret, puis par la répétition de verbe « luire » et l'homophone « Commander ». À la phrase suivante, on change de sujet, on passe de Bonte au brassard, revient à une description, avant d'à nouveau revenir à Bonte, dont il faut à nouveau rappeler le nom. Tout ça manque de fluidité.

J'ai appris une chose quand j'étais journaliste : dans un paragraphe, prendre un sujet et tenter de le tenir le plus longtemps possible. Dans un roman, ça marche aussi. Si le héros est un homme, il faut éviter les autres sujets masculins. Si Deuzeffe avait parlé d'une « bande de tissus », il aurait pu poursuivre avec « Il s'interroge ». Nous aurions compris sans hésiter qu'il s'agissait de Bonte. Il faut donc faire passer cette phrase descriptive dans la phrase précédente. On obtient, par exemple : « Bonte scrute la silhouette plantée à côté de lui, hiératique, impassible, statue du Commandeur, de gris vêtue, de noir bottée, les mains gantées de cuir, la moustache apathique, le bras droit ceint d'un brassard rouge et noir. Il s'interroge... »

C'est loin d'être parfait. Le « Il » de la deuxième phrase est faiblement rattaché à Bonte, dont le nom ne peut être répété sans que ça en deviennent lourd. La structure du paragraphe commence à vaciller. D'autant que vers la fin, les sujets se confondent. Dans « Non, il ne veut pas y penser », il faut lire « Non, Hitler ne veut pas y penser. » Logiquement et grammaticalement, c'est le dernier sujet masculin qui s'impose. Il faut faire un effort pour comprendre qu'on est revenu à Bonte, sans en avoir été averti. Tout cela ralentit la lecture, la complique.

Si Bonte est le héros, il faut commencer avec lui, plonger en lui, faire sentir à travers lui le navire, la mer, le Commander... Il faut lui rester attaché, en faire le sujet narratif et grammatical. Par exemple : « Avril 1940. Mer de Norvège. Bonte s'interroge... » Ou, alors, commencer par une description qui plonge dans l'ambiance, puis seulement après en venir à Bonte. Tout est possible, à condition de choisir une solution avec fermeté.

Le premier paragrapheWhere stories live. Discover now